Je déteste la prison. C’est dit. C’est simple, c’est clair.
Avant de vous parler de ce mot, je voudrais souhaiter la bienvenue à toutes et tous les nouveaux abonnés·es de ces dernières semaines. Ça me dépasse un peu, j’espère que vous trouverez ici de quoi nourrir votre rapport aux mots. Je sais que ce que j’écris ne prête pas forcément à de grandes discussions spontanées mais n’hésitez pas à laisser des commentaires ou à m’écrire, je réponds toujours !
Donc. Je déteste la prison. Dit clair et simple.
Mon père a été condamné à 10 ans. Il en a fait 5. Une fois, je suis allée le voir. Ce que je déteste, ce n’est pas sa condamnation. Au contraire, c’était une question de survie pour ma mère, mes frères, ma sœur et moi. Pour autant, je déteste le mot prison. Ses deux syllabes résonnent de cliquetis, de verrous qui font vibrer ma peau de douleur. Je me souviens très bien le trajet solitaire et gris le jour de cette unique visite. Je me souviens très bien de la lumière trop jaune et trop pâle. Je me souviens très bien l’écho partout contre les murs, les chaises branlantes, les tables écorchées, tapi dans les sas vitreux, celui des pas, des milliers avant les miens, les voix dans un chuchotement continué, du silence épais et collant. Je me souviens très bien l’attente, le face-à-face, les larmes, les vies désormais à jamais séparées. Je me souviens très bien le parking en sortant, me réfugier dans ma voiture, les larmes encore et jamais je ne reviendrai.
Je déteste la prison pour la violence de ces souvenirs, tatoués profond. Je déteste ses syllabes égoïstement. Je la déteste alors, je devrais être une militante anticarcérale mais je ne le peux pas. Ce mot m’a sauvé et pourtant je le déteste. Il nous a éloigné de la violence en installant une frontière matérielle entre lui et nous. Il nous a sauvé de la violence en installant une autre violence celle de se dire toujours s’il est là c’est à cause de moi, de nous, une autre violence celle d’un monde pâle, écorché de silences dans l’échos de verrous.
Détester ce mot m’a rendue incapable de penser vraiment les enjeux contemporains de la prison. Son incapacité à éviter la récidive, son incapacité à construire des parcours de soins, son incapacité à produire du retour au vivre-ensemble, je les sais et pourtant elles restent inopérantes, lettres mortes. Je ne sais pas décoller mon parcours de vie de ses syllabes. Je suis engluée dans un mot que je déteste.
Il y en a peut-être d’autres. J’imagine que vous comme moi, nous avons des mots qui sont devenus bien plus que des lettres juxtaposées, des matérialités, pire, des matérialités qui ont su s’insinuer par nos pores et se creuser un terrier dans nos affects les plus intimes. Vous voyez ce que je veux dire ? Quels sont les vôtres ? Que faites-vous de ces mots devenus bien trop puissants dans l’existence ? Ceux qui nous contiennent, nous dépassent, nous avalent, nous terrassent ?
Et comme il y a toujours un paradoxe… c’est en prison que mon père a peint. Ses peintures sont à peu près partout sur mes murs, sans que cela ne réveille la douleur sourde cachée dans ce mot.
Je crois que je ne connais pas mon père. L’homme qu’il était avant la prison. Celui qu’il était là-bas. Celui qu’il est aujourd’hui. La seule part qui m’est accessible et à laquelle j’accorde une filiation ce sont ces œuvres. Je ne cherche pas à deviner ce qu’il ressentait le pinceau à la main — non je ne cherche pas les larmes me viennent immédiatement je refuse — je les accueille ses œuvres. Je ne sais pas ce que c’est d’avoir un père. Mais je sais être la fille de quelques peintures nées dans un mot que je déteste.
Et je vous laisse à cette semaine, qu’elle laisse les mots trop lourds s’échapper.
Mon Insta a perdu ta trace... je suis très heureuse de te retrouver ici. Texte très fort, comme chaque fois. Merci pour ce partage.
Rebecca... tes mots sont tellement puissants, j'aime te lire !