Dans le cadre d’une mission pro, j’ai l’occasion de m’intéresser à la poésie en Langue des Signes Françaises (LSF). C’est passionnant ! Mais. Les poètes et poétesses sont là, on ne les entend pas, on ne les voit pas. De plus en plus les performances poétiques s’emparent des scènes (tant mieux !). La LSF, car visuelle, est une langue presque par nature performée, elle se vit d’abord à travers une expérience visuelle. Alors, oui, je veux voir sur scènes des poèmes en LSF !
Peut-on lire de la poésie en LSF ?
Avant de répondre à cette question, il est important d’avoir une idée de la place de la lecture et de l’écriture dans l’existence des personnes sourdes.
Quelques chiffres en France
On estime qu’un enfant sur 1000 naît sourd. Sept millions de personnes sont sourdes ou malentendantes. Quant à la LSF, elle serait pratiquée par un peu moins de 300 000 personnes.
La donnée qui m’a le plus marquée est la suivante. 80% des personnes sourdes sont en situation d’illettrisme. Pourquoi ?
Quand la langue maternelle est une langue étrangère
Vous connaissez le fameux débat entre apprentissage du français avec la méthode globale ou syllabique. C’est la seconde qui est majoritairement utilisée. Mais sans entendre, les syllabes ne font pas sens, elles ne représentent rien si ce n’est un mouvement indiscernable pour nombre d’entre elles sur les lèvres de l’adulte. L’enfant sourd est victime d’une violence terrible. Il n’a pas accès à sa langue maternelle. Une langue qui serait pour lui naturelle existe pourtant, la LSF. Mais, lorsque ses parents sont entendants, cette langue ne lui est que trop rarement proposée. Et lorsqu’on pratique la LSF, sa structure, sa grammaire, étant totalement différente de la langue française, on utilise le français comme une langue étrangère que l’on a jamais entendue.
Revenons à la poésie. Les poétesses et poètes en LSF signent leurs créations. Le passage à l’écrit est le fruit d’un travail de traduction, comme toute traduction, trahison et exercice fragile de trouver les mots, les images, la ponctuation, les formes les plus justes et proches de la langue originelle.
Les éditions Bruno Doucey publient des livres d’auteurices en LSF. Pour ne pas vous submerger, je vous propose un livre en particulier. Donc oui, on peut lire de la poésie en LSF.
Signe-moi que tu m’aimes de Levent Beskardès
Levent Beskardès est poète, comédien, réalisateur. Signe-moi que tu m’aimes est son premier recueil (il a déjà été publié dans des recueils collectifs). Il est traduit en français par Brigitte Baumié. Ce livre est agrémenté de QR Code qui sont autant d’occasion d’aller découvrir les textes dans leur langue originale. On y trouve également les esquisses textuelles de Levent, dessins des signes qui forment ses poèmes, c’est très beau.
« Traduire la poésie de Levent, c’est dire que les langues gestuelles existent à la même hauteur que les langues vocales, avec les mêmes libertés de jeu et de création, les mêmes contraintes, les mêmes défis, les mêmes joies. »
— extrait de la préface signée de Brigitte Baumié
Un accent entre les mains
Je discutais de tout cela cette semaine avec Aurore Corominas, comédienne et traductrice de LSF. Sirotant notre infusion de fruits rouges, elle me disait que, malgré les années de pratique, elle se demandait si elle avait un accent entre les mains, comment sonnait ses gestes aux yeux des personnes sourdes avec qui elle discute ou pour lesquelles elle interprète ou traduit. Revenant à Levent, elle m’expliquait que lorsque Levent travaille un poème, il prend ses notes-esquisses, il se filme, précise la fluidité du geste, filme encore, ajuste la ponctuation du mouvement, filme encore, ordonne autrement les signes pour se jouer de sa langue, filme encore. Puis le poème est là.
Parce qu’à un moment donné, on ramène toujours les choses à soi, humaine faible que je suis, j’ai eu envie d’affiner encore plus mon travail de la ponctuation avec laquelle j’aime beaucoup jouer, geste du souffle sur la page.
Alors, ces quelques lignes vous rendent-elles curieux de la poésie en LSF ?
Sur ce je vous laisse à votre semaine, que vous en déceliez tous les signes, les plus infimes surtout.
Pour découvrir un peu plus cet auteur, filez écouter-voir le Book Club de Marie Richeux qui lui était consacré en fin d’année dernière !
Incroyable et passionnant, merci